Le conseil d'Etat, condamné récidiviste devant la CEDH
Une nouvelle fois, dans un jugement "syndicat national des professionnels des procédures collectives c/ France" en date de ce jour, la cour européenne des droits de l'homme vient de sêchement condamner la France du fait de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré d'une formation du contentieux du conseil d'Etat. Le gouvernement avait à nouveau plaidé que le commissaire du gouvernement, en application d'une instruction du président de la section du contentieux de 2001 (instruction établie après l'arrêt Kress c. France du 7 juin 2001), assistait de façon strictement passive au délibéré, sans aucune participation de sa part. L'argumentation a été rejetée en une ligne par la cour, statuant à l'unanimité, qui s'est simplement référée à sa jurisprudence antérieure.
Il n'est plus besoin de développer juridiquement la question qui semble on ne peut plus clairement tranchée, quoiqu'on en pense, étant observé qu'en avril dernier, dans un arrêt "Martinie c/ France", la Cour avait déjà adopté la même position, et ce malgré un lobbying semble t-il très intensif de la France auprès de la Cour... On notera au passage que le seul résultat concret de la présente affaire semble avoir été de se faire condamner à l'unanimité , alors que dans l'affaire "Martinie", trois juges avaient exprimé une opinion dissidente sur ce point !
Je me bornerai donc à noter que depuis l'arrêt Kress précité, éclairé par l'arrêt "Slimane Kaïd c. France" du 27 novembre 2003 (qui traitait de la question parallèle de la présence sans participation de l'avocat général au délibéré de la cour de cassation), il ne pouvait y avoir aucune hésitation sur le sens de la jurisprudence de la cour. On ne peut donc que regretter l'attitude de la France (et du Conseil d'Etat) sur cette question, qui n'a conduit qu'à multiplier inutilement les condamnations de notre pays par la Cour.
Le contraste est saisissant entre la cour de cassation, qui s'était mise immédiatement en conformité suite à l'arrêt "Slimane Kaïd", et le conseil d'Etat qui s'est obstiné durant au moins trois ans au risque de dégrader un peu plus l'image de la France devant les instances internationales (il n'est tout de même pas très glorieux de voir la plus haute juridiction administrativfe française se faire condamner trois fois de suite sur la même question...). Cette attitude me semble révélatrice d'une difficulté manifeste d'adaptation du Conseil d'Etat à l'évolution administrative et juridique de la France, notamment au regard du "fait" européen (on se rappelera également, dans le même ordre d'idée, le retard de près de 15 ans du conseil d'Etat par rapport à la juridiction judiciaire au regard de l'effet en droit interne des directives européennes). Il y a là, il me semble, un beau sujet d'étude de sociologie administrative mais aussi d'inquiétude quant on connait le poids du conseil d'Etat dans l'appareil administratif français notamment sur tout ce qui concerne les sujets juridiques... Quelle crédibilité peut avoir l'administration française à Strasbourg (et à Bruxelles) avec de tels comportements ? Sur ce point comme sur d'autres, cette situation démontre que la modernisation de l'Etat passera aussi par une diversification sensible d'un encadrement supérieur qui fait preuve parfois, jusqu'à l'absurde, de son conservatisme sur des sujets aussi importants. Pourquoi ne pas recruter les juristes de haut niveau de l'administration (voire les juges) parmi les avocats ou les universitaires notamment, comme celà se fait dans de nombreux pays qui n'ont pas l'air de s'en plaindre, plutôt qu'à la sorite de l'ENA - qui jusqu'à preuve du contraire est une école de gestion publique et non de droit ?
Il reste que, selon mes "indicateurs" à la CEDH, le conseil d'Etat pourrait payer cher son entêtement dans cette affaire dans la mesure où il se murmure désormais que la prochaine cible de la CEDH pourrait être le "coeur nucléaire" du Conseil d'Etat, à savoir le cumul au sein de la même instance des fonctions de conseil et de jugement. Affaire à suivre donc...
Juste pour l'anecdote, on notera à nouveau la présence dans cette affaire de l'inégalable Maître Geniteau (président du syndicat requérant) dont je rappelais dans un billet récent qu'il venait de tacler la cour d'appel de Paris dans l'affaire Crédit Lyonnais, qui a déjà aligné l'inspection générale des finances dans l'affaire "Beaufret", et qui vient donc maintenant de mettre à son tableau le Conseil d'Etat ... Quoique l'on pense de l'intéressé, le bilan mérite d'être salué. Son action (que je conteste parfois) participe largement à la démarche - contrainte et forcée, certes, mais néanmoins indispensable - de modernisation de l'Etat.
Appendice en date du 21 juin : on me signale à juste titre qu'un autre arrêt "Malquarti c/ France", rendu également hier, adopte la même position sur ce point dans les mêmes termes. Il condamne en outre la France pour durée excessive de la procédure (une procédure disciplinaire qui s'est étalée durant 8 années entre 1994, date de la plainte de la CPAM, et 2002, date de l'arrêt du conseil d'Etat)... il est amusant du reste de constater que la CEDH parle dans son arrêt de la "cour de cassation", comme quoi la distinction entre nos deux ordres de juridiction ne va pas de soi, même à Strasbourg...