La réforme ratée de la carte judiciaire

Publié le par Cacambo

Bien que l'exercice soit encore en cours, le pire est malheureusement déjà à craindre quant à la réforme en cours de la carte judiciaire lancée par l'actuel gouvernement... Sans doute restera t-il au final une réforme, mais elle sera minimaliste, voire contre productive et les tensions actuelles risquent de surcroît de briser toute velléité de continuation ultérieure du chantier. Il se trouve qu'à une époque finalement pas si lointaine, j'avais eu l'occasion de réfléchir prospectivement et en-dehors de mon cadre professionnel à ce chantier, ce qui ne me donne aucune légitimité particulière pour donner des leçons au Ministre actuel et à son équipe mais me conduit néanmoins à céder à la tentation d'exprimer quelque avis personnel sur  la manière dont a est traitée cette question et sur le fond...

Je ne veux tout d'abord pas sous-estimer les difficultés auxquelles est confrontée notre Ministre préférée… et notamment un esprit de clocher (ou plutôt en l'espèce de tribunal) assumé selon le principe bien connu qui veut que "la réforme de l'Etat s'arrêt où ma circonscription commence", ce point étant évidemment exacerbé par la proximité des élections municipales … Il ne faut évidemment pas non plus nier le fait que les acteurs qui gravitent autour (et notamment les avocats et autres auxiliaires de justice) ont en général plus de moyens de se faire entendre des politiques (de droite comme de gauche) que les employés de la DDE…

Il reste que toutes ces raisons ne permettent manifestement pas d'expliquer les difficultés actuelles. Quelle que soit la force symbolique d'un tribunal pour une localité, cela reste moins important qu'un hôpital ou un régiment, or force est de constater que la carte hospitalière comme la carte militaire ont été largement réformées au cours des 10 dernières années. De même, de façon progressive et larvée, Bercy procède à une réduction continue de son réseau comptable et fiscal qui ne manquera sans doute pas de s'accélérer avec la fusion en cours des directions des Impôts et de la Comptabilité. Alors, pourquoi tant de haine à l'égard de cette réforme ?

Il me semble qu'une première série d'explications porte sur la forme. Sans aucun jugement à l'égard de la personne considérée, il me semble d'abord évident que le Président "paye" le choix de son Ministre… Ce type de réforme doit évidemment être conduite par des personnes reconnue par les politiques locaux, c'est-à-dire elles mêmes politiques et si possible élues locales. Il y a en l'espèce une erreur de casting claire à avoir désigné une "techno" pour conduire une telle réforme qui ne nécessite aucune compétence technique, mais une vraie pratique politique. Ensuite, la ministre et son équipe ont commis l'erreur impardonnable pour ce type de chantier de s'enfermer dans un délai contraint et court (avant 2008) conduisant à réduire la période de préparation. La leçon que l'on tire des réformes (plus ou moins) réussies évoquées ci-dessus, c'est précisément qu'elles ont été longuement préparées par un travail de conviction auprès des acteurs de terrain concernés (on peut aussi appeler cela du lobbying…).

Sur le fond, surtout, la réforme est sans doute d'autant moins acceptée qu'elle est… assez peu acceptable. Elle donne la désagréable impression de procéder d'une démarche à la fois,

-       dogmatique : il faut supprimer à tout prix sans tenir compte des besoins nouveaux éventuels,

-       techniquement incohérente : on supprime prioritairement les juridictions qui font l'objet du meilleur "taux de satisfaction des usagers" (les juridictions d'instance) Pour des gains d'autant plus réduits qu'en termes qualitatifs, rien ne démontre que le prétendu isolement des juges d'instance (plus théorique que réel dans la mesure où la plupart de ces juges effectuent un service minimal au sein du TGI de leur ressort) soit un réel inconvénient pour ce type de fonctions par nature "généraliste". Même sur le plan immobilier, la réforme ne rapportera pratiquement rien puisque la plupart des locaux occupés par les tribunaux d'instance appartiennent aux collectivités locales.

-       sans logique d'application : Il suffit d'abonder en ce sens sur ce qui a été dit par eolas au sujet des 20 tribunaux d'instance parisiens dont, ni l'activité de plusieurs d'entre eux, ni la proximité avec les usagers, ne justifie le maintien tel quel.

-   Et surtout sans cohérence politique puisque cette démarche de suppression des juridictions d'instance va en sens inverse de la politique de développement de la "justice de proximité". A cet égard, la ministre a sans doute oublié qu'elle s'adresse à des élus qui étaient, eux, en fonction avant son arrivée et qui avaient précisément (au sein de la même majorité politique en général) approuvé cette démarche… Je donne d'ailleurs assez peu de temps pour que les maigres gains de cette réforme ne soient absorbés par les futures maisons de la justice et du droit qui ne manqueront pas d'être créées en compensation de ces suppressions.

Evidemment, la critique est aisée et l'art et difficile… Et je reconnais que ma position est plus facile que celle de ceux qui sont à la tâche (et à la peine). Il reste qu'on aurait sans doute pu rêver d'une réforme de la carte judiciaire qui n'aurait sans doute guère réduit le coût de la justice (c'est difficile dans un contexte d'explosion des besoins) mais qui aurait visé surtout à une amélioration qualitative de celle-ci. Pour ce faire, il eut été logique d'accepter de créer un certain nombre de nouvelles juridictions (notamment pour "briser" les "usines" de la banlieue parisienne que sont en particulier Créteil, Nanterre et surtout Bobigny), ce qui aurait du reste démontré le pragmatisme du gouvernement à cet égard.

Sur le fond, l'amélioration qualitative de la justice aurait prioritairement pu passer par un regroupement des moyens dans les matières et fonctions où la spécialisation est nécessaire. A cet égard, il est notamment dommage que la démarche engagée en matière pénale et tendant à la création de "juridictions interrégionales" dans certaines matières (financière, santé publique, délinquance organisée) ne soit pas davantage prolongée dans d'autres matières non pénales (commerciales travail ou purement civiles) ainsi qu'au niveau des cours d'appel. Ce type de réforme "en douceur" aurait permis, sans supprimer (trop) de juridictions, de créer des pôles de compétence technique indispensables à l'amélioration qualitative de la justice dans des matières spécialisées où, d'une part la ressource humaine de magistrats est rare, et d'autre part l'isolement de ces derniers peut être un vrai problème.

Enfin, sait-on jamais (on peut rêver), peut-être aurait-on pu s'attaquer à la mise en cohérence des cartes des justices judicaires et administratives, voire (soyons fous), à des mutualisations de certains moyens (notamment immobiliers) entre ces deux ordres juridictionnels (ce qui favoriserait les échanges et la mise en cohérence de certaines jurisprudences)…

Pour tout celà, il faudra sans doute attendre une prochaine rupture…

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M
Aucun commentaire pour cet article excellentissime. De la réforme de la carte judiciaire, tout est dit, avec brio et avec une belle plume.Beaucoup d'idées originales par rapport à tout ce que l'on peut lire. La dénonciation de l'esprit de clocher, l'erreur de casting et des futures bonnes idées pour la future réforme de la Justice. Bravo... vraiment.
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