Le Conseil d'Etat renvoie le dossier Lipietz/SNCF à la juridiction judiciaire
L'information vient de tomber à l'AFP et la décision est en ligne. On se souvient que cette décision (en cassation) fait suite à une requête en indemnisation d'A. Lipietz du fait du rôle joué par la SNCF dans la déportation de ses parents juifs. Cette requête avait dans un premier temps été acceptée par le TA de Toulouse, dont le jugement avait été infirmé par la CAA de Bordeaux le 27 mars 2007 (décisions largement commentées par ailleurs, notamment ici, là et là).
Dans son arrêt, le CE confirme donc le raisonnement suivi par la Cour administrative d'appel et considère que "le juge administratif n’est compétent pour connaître de conclusions tendant à mettre en jeu la responsabilité pour faute d’une personne morale de droit privé que si le dommage se rattache à l’exercice par cette personne morale de droit privé de prérogatives de puissance publique qui lui ont été conférées pour l’exécution de la mission de service public dont elle a été investie". Or, en l'espèce, la CAA de Bordeaux avait estimé que "la SNCF n’avait disposé d’aucune autonomie dans l’organisation des transports requis" et en avait donc logiquement déduit que l'activité de la SNCF en cette triste période ne relevait pas de "l’exercice de prérogatives de puissance publique" (il eût sans doute été plus logique et plus clair de reprendre le terme d'exécution de la mission de service public" figurant dans le considérant ci-avant cité).
A titre personnel (je ne vais sans doute pas me faire que des amis), je ne peux qu'approuver le raisonnement suivi par le Conseil d'Etat dans cette affaire. Je continue de considérer - selon une école de pensée sans doute un peu trop classique - que ce type de préjudices doivent être indemnisés sur la base d'un dispositif collectif et non à partir de jugements ponctuels qui ne sont en fait que des pretextes visant à ériger la Justice (administrative comme judiciaire) en "maître d'histoire" (qu'elle se contente de dire le droit, c'est déjà une bien assez lourde tâche)....
Il reste qu'on peut se demander si la différence implicitement faite par le Conseil entre l'attitude de la personne morale SNCF (dont l'action est donc considérée comme dénuée de tout lien avec le service public du fait de la contrainte de l'occupant) et celle de l'Etat français (définitivement déclaré responsable, pour partie, dans la présente affaire par le jugement de Toulouse dont l'Etat n'a pas relevé appel et qui avait par ailleurs considéré comme à moitié responsable au titre de la faute de service des fautes personnelles commises par M. Papon) est parfaitement fondée en réalité...
L'affaire n'est pas terminée, Alain Lipietz étant susceptible de reprendre le contentieux devant les juridictions de l'ordre judiciaire... Laquelle, conformément à la jurisprudence "Schaechter" (CA de Paris du 8 juin 2004) devrait se déclarer compétente. Mais il est vrai que dans cet arrêt, la CA de Paris avait également déclaré l'action entreprise atteinte par la prescription trentenaire en refusant d'appliquer à une demande civile l'imprescriptibilité pénale des crimes contre l'humanité (on se souvient au contraire que c'est sur ce fondement que la Cour d'assises de la Gironde avait quant à elle accordé une indemnisation aux victimes de Papon). Par ailleurs, si la juridiction judiciaire reprend le raisonnement de la juridiction administrative (ce à quoi elle, par la vertu de notre simplissime système juridictionnel, elle n'est évidemment pas obligée), elle devrait sans doute constater l'existence d'une "contrainte" exonératoire de responsabilité civile.
La suite au prochain numéro sans doute, sans doute ce site sera t-il bien informé des intentions des requérants...
Addendum : M. Lipietz aurait fait part de sa volonté de saisir la CEDH du litige au motif que la "voie judiciaire pénale" serait fermée, du fait de la prescription. Affirmation qui ne manque pas de surprendre... La "voie judiciaire pénale" apparaît effectivement bien fermée mais non du fait de la prescription (nous sommes en matière de crimes contre l'humanité imprescriptibles) mais parce que les personnes morales n'étaient pas à l'époque des faits pénalement responsables... Sauf à ce que l'on admette en l'espèce la rétroactivité de l'article 121-2 du code pénal relatif à la responsabilité pénale des personnes morales, ce qui me paraîtrait audacieux... En revanche, il est révélateur de l'inculture juridique moyenne du monde politique que M. Lipietz ne semble connaître la juridiction judiciaire que sous son volet pénal, oubliant donc la possibilité de la saisir d'une action civile (sur le fondement de l'article 1382 du code civil)...
J'"apprécie" par ailleurs à sa juste mesure l'argument de M. Lipietz selon lequel la France aurait "abandonné son autonomie juridique sur la question des droits de l'Homme", ce qui conduirait à un "risque de délocalisation en masse des procès" [vers les Etats-Unis où une class action est pendante à l'encontre de la SNCF pour des faits similaires]... En d'autres termes, pour que la justice française soit compétitive, il ne lui reste qu'à donner systématiquement satisfaction aux requérants. Le travail des juges en sera certes simplifié...
Addendum 2 (23/12/2007) : Lex libris s'est livré à un commentaire plus complet que le mien sur cet arrêt, et j'y renvoie donc volontiers bien que je n'en partage pas tous les points. J'en retiens notamment 2 points :
- d'abord, il est relevé que le point nodal du raisonnement du Conseil repose sur l'absence de prérogatives de puissance publique, et non sur l'absence de lien avec ledit service public. Ce point est exact et je ne puis que m'y rallier.
- Ensuite, il relève avec un regret que je partage le fait que le Conseil élude, sans qu'on sache clairement sur quel motif, les arguments des requérants selon lesquels "la SNCF n’aurait pas seulement transporté les victimes de la déportation mais aurait agi en qualité de participant à une activité de police administrative ou encore aurait agi en qualité de mandataire de l’Etat". Cette argumentation semblait pourtant intéressante (mais semblait ne pas avoir été soulevée devant les juges du fond) et aurait pu permettre de retenir la compétence de la juridiction administrative sans dévoyer (à mon avis) la notion de "service public". Sauf à être éclairés par les conclusions du commissaire du gouvernement, nous ne saurons si la position du Conseil sur ce point résulte d'une pure question de procédure ou de fond.