Le procureur, le Ministre et M. Rumsfeld

Publié le par Cacambo

Vendredi, on nous a donc annoncé que la plainte déposée à l'encontre de M. Rumsfeld pour "tortures" avait été classée sans suite par le procureur de la République de Paris au motif que "Les services du ministère des Affaires étrangères ont indiqué qu'en application des règles de droit international coutumier, consacrées par la Cour internationale de justice, l'immunité de juridiction pénale des chefs d'Etat, de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères subsistait, après la cessation de leurs fonctions, pour les actes accomplis à titre officiel, et qu'en tant qu'ancien secrétaire à la défense, Monsieur Rumsfeld devrait bénéficier par extension, de la même immunité, pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions". Cette décision - au demeurant fort peu surprenante - appelle quelques commentaires rapides :

- Au regard du droit international d'abord, il est d'abord facile de noter l'absence de fondement juridique de l'opinion ainsi émise par le ministère des affaires étrangères. Certes,  l'existence d'une immunité pénale coutumière au bénéfice des "gouvernants" n'est pas réellement contestée dans son principe comme le démontrent du reste a contrario le nombre de conventions qui prennent soin d'exclure ladite immunité (Traité de Versailles - pour le seul cas de Guillaume II, Statut des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948,  statuts des tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda). L'existence de cette coutume a du reste été confirmée, en France par l'arrêt de la Cour de cassation du 13 mars 2001 dans l'affaire "Kadhafi" qui la reconnait "quelle que soit la gravité du crime", et au plan international par la Cour Internationale de Justice dans l'affaire "Congo c/Belgique" du 14 février 2002. Il reste que cette coutume constitue de plus en plus une exception sans nul doute d'interprétation stricte. Or, d'une part les décisions ci-dessus mentionnées ne concernent que les chefs d'Etat ou Ministres des affaires étrangères en exercice (ce point étant expressément mentionné dans l'arrêt de la CIJ) et, d'autre part, à ma connaissance, personne n'a jamais prétendu que cette immunité s'étendrait à d'autres membres du gouvernement (Or M. Rumsfeld était, rappelons le, Secrétaire à la Défense). A ce double titre, il est donc je crois assez clair que M. Rumsfeld ne pouvait prétendre à une quelconque immunité internationale.

- Au regard du droit national ensuite, le procureur semble ainsi donner une force obligatoire à l'avis du ministère des affaires étrangères s'agissant d'une question de coutume internationale. Ce point est également très critiquable puisqu'on sait, depuis les arrêts de la CEDH "Beaumartin" (24 novembre 1994) et "Chevrol" (13 février 2003), qu'une juridiction peut certes solliciter l'avis du Ministère des Affaires Etrangères mais qu'un tel avis ne peut en aucun cas lier le juge.

En fait, cette affaire démontre à nouveau l'impasse dans laquelle se sont placés les Etats en négociant et ratifiant des conventions internationales permettant une "compétence universelle" (c'est-à-dire fondant la compétence des juridictions pénales nationales à l'égard de faits ne le concernant à aucun titre, ni du fait de leur localisation - en l'espèce Guantanamo - ni du fait de la nationalité des auteurs présumés ou des victimes) alors qu'en réalité aucun Etat n'est réellement prêt ni à assumer un tel jugement, ni à accepter celui des autres pour ses propres ressortissants. Ce n'est certainement pas très politiquement correct de le dire ainsi sans ambage, mais force est néanmoins d'admettre que le droit international pénal relève encore largement de la gesticulation médiatique, écarté sans ménagement autant de fois qu'il le faut au profit de la "raison d'Etat", bonne ou mauvaise.

Pour poursuivre dans la même veine du politiquement incorrect, j'admets volontiers qu'à titre personnel, en l'espèce, je ne désapprouve pas vraiment la décision prise sur le fond (je ne vois vraiment pas ce que la France aurait eu à gagner à ouvrir une crise gravissime avec les Etats-Unis et il y aurait de nombreux bourreaux à juger avant d'en arriver à M. Rumsfeld, pour lequel je n'éprouve pourtant guère de sympathie). Mais sans doute vaudrait-il mieux admettre que les décisions peuvent (aussi) se prendre au nom de cette raison d'Etat (et se donner les moyens juridiques de le faire comme le font fort bien les pays anglo-saxons à qui nous n'avons pas de leçon à donner en matière de respect du droit et du juge) plutôt que de conduire le ministère des affaires étrangères à se ridiculiser (ce n'est pas grave, il en a vu d'autres et c'est en partie son métier) et le procureur de la République de Paris à nouveau mériter son surnom de magistrature couchée (ce qui me semble beaucoup plus grave).

Publié dans Droit

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S
Merci pour vos brillants billets. Je pense pouvoir dire que nous sommes nombreux à en attendre d'autres (ceci n'a pas pour but de vous mettre la pression, mais de vous encourager ! )...
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C
Merci